17

Louis se réveille dans la chaleur stagnante et accablante qui écrase cette deuxième quinzaine de juillet 1789.

Une vapeur grise recouvre les bassins et les bosquets du parc de Versailles.

Tout est silence comme dans un tombeau.

Les valets sont absents, et quand ils s’approchent, leur désinvolture ironique frôle le mépris et l’arrogance. Les courtisans ont déserté le château. Les princes ont choisi d’émigrer.

 

Louis se lève, se rend chez la reine.

Dans l’hostilité et la haine, ou l’abandon qui les entourent, et dont il craint qu’ils n’engloutissent sa famille, Louis se sent proche de Marie-Antoinette et de leurs deux enfants.

Et dans la tourmente c’est en leur compagnie qu’il trouve un peu de paix. Il doit rassurer et instruire ses enfants.

Et il ne souhaite pas que le dauphin connaisse un jour le malheur de régner.

C’est un cauchemar que la vie de roi, quand brusquement le peuple change de visage, et ne manifeste plus ni amour ni reconnaissance, mais une fureur sauvage.

 

On rapporte à Louis, que dès le 15 juillet à l’aube, six cents maçons ont commencé à démolir la Bastille.

Et de belles dames « achètent la livre de pierres de la Bastille aussi cher que la meilleure livre de viande ».

Louis a dû accepter de décorer de la croix de Saint-Louis « les vainqueurs de la Bastille », et de montrer sa gratitude quand on lui a annoncé que sur les ruines du « château diabolique » on allait élever sa statue.

 

Un député du Dauphiné, Mounier, a dit : « Il n’y a plus de roi, plus de parlement, plus d’armée, plus de police. »

Le maire de Paris, Bailly, a murmuré : « Tout le monde savait commander et personne obéir. »

« Ce qu’on appelle la Cour, constate un témoin, ce reste d’hommes du château de Versailles est dans un état pitoyable. Le roi a le teint couleur de terre ; Monsieur – son frère comte de Provence – est pâle comme du linge sale. La reine, depuis que le cardinal de Rohan a pris place à l’Assemblée nationale, éprouve de fréquents tremblements dans tous ses membres ; vendredi elle est tombée sur sa face dans la grande galerie. »

Et chaque jour, à Paris, des violences, des pillages, des assassinats, la hantise du « complot aristocratique », et de l’arrivée d’une armée conduite par le comte d’Artois.

Les bourgeois se terrent, et les plus courageux d’entre eux patrouillent dans la milice-Garde nationale, mais le plus souvent sont impuissants à protéger ceux que le peuple veut châtier, sans jugement.

Et cette « fièvre chaude agite toute la France, écrit le libraire Ruault. Cela ne doit point étonner, mais doit effrayer. Quand une nation se retourne de gauche à droite pour être mieux, ce grand mouvement ne peut se faire sans douleur et sans les cris les plus aigus ».

Et c’est dans tout le pays la « Grande Peur ».

 

La disette serre toujours l’estomac, excite comme une ivresse, et la colère et la rage se mêlent à la panique.

Comme des traînées de poudre qui enflammeraient tous les villages et les villes de la plupart des provinces, les rumeurs se répandent.

Un nuage de poussière dû au passage d’un troupeau de moutons, qui envahit l’horizon, et aussitôt les paysans se rassemblent. On fait sonner le tocsin. On se persuade que des bandes de brigands sont en marche, qu’ils vont ravager les récoltes, brûler les greniers, piller, violer, tuer.

Ou bien on décrète que les meuniers, les fermiers, les nobles accaparent les grains pour en faire monter es cours, affamer le peuple, mettre en œuvre ce « pacte de famine » qui permettra aux princes de prendre leur revanche.

Il faut donc se dresser contre ce « complot aristocratique ». Et la rumeur enfle ! Le comte d’Artois et son armée sont en marche, répète-t-on.

 

La panique – et la réaction de fureur préventive et défensive qu’elle suscite – contamine la Franche-Comté, la Champagne, le Maine, les régions de Beaujolais et de Nantes.

Limoges, Brive, Cahors, Montauban, sont touchés. On s’arme de faux dont la lame emmanchée verticalement fait office de pique. On s’empare de fusils. On menace – on tue souvent – tous ceux qui ont détenu l’autorité municipale.

On force les portes des prisons. On libère les prisonniers. On exige la taxation du grain.

 

Personne ne résiste, ni les soldats, qui souvent incitent les émeutiers à donner l’assaut.

« On n’osait pas, avoue Bailly évoquant la situation à Paris, mais cela vaut pour toutes les provinces, résister au peuple qui huit jours auparavant avait pris la Bastille. »

Et bien téméraire ou naïf celui qui tente de maîtriser, puis d’étouffer cette épidémie, de combattre cette « fièvre chaude ».

« Je donnais des ordres qui n’étaient ni suivis ni entendus, poursuit Bailly. On me faisait entendre que je n’étais pas en sûreté. »

Chaque « notable », quelle que soit son attitude, sait qu’il risque sa vie.

« Dans ces temps malheureux, il ne fallait qu’un ennemi et une calomnie pour soulever la multitude. Tout ce qui avait eu le pouvoir jadis, tous ceux qui avaient gêné et contenu les émeutiers étaient sûrs d’être poursuivis. »

 

Comme les paysans ne rencontrent jamais ces brigands, ces troupes du comte d’Artois, ces aristocrates contre lesquels on s’était armé, on attaque les demeures seigneuriales, les châteaux, les gentilhommières pour devancer la réaction de ces « privilégiés ».

On assiège, on entre de force, on brise, on pille, on incendie. On disperse et brûle les « terriers », ces documents qui énumèrent les droits féodaux et seigneuriaux.

 

Plus d’impôts, de taxes ! Plus de privilèges !

On s’arroge le droit de chasser, interdit que depuis des siècles les paysans, au risque de leur vie, tentaient de violer.

On chasse dans les forêts seigneuriales, et souvent on les saccage. On chasse dans les blés, et on piétine les épis.

 

Dans les villes, on dévaste d’abord les hôtels de ville.

À Strasbourg, six cents va-nu-pieds ont envahi le bâtiment. Aussitôt « c’est une pluie de volets, de fenêtres, de chaises, de tables, de sofas, de livres, de papiers, puis une autre de tuiles, de planches, de balcons, de pièces de charpente ».

On brûle les archives publiques, les lettres d’affranchissement, les chartes de privilèges, dans les caves on défonce les tonneaux. Un étang de vins réputés, de cinq pieds de profondeur, se forme ainsi où plusieurs pillards se noient. Pendant trois jours la dévastation continue. Les soldats laissent les émeutiers sortir chargés de butin. Les maisons de nombreux magistrats sont saccagées du grenier à la cave.

 

Quand les bourgeois obtiennent des armes et rétablissent l’ordre, on pend un des voleurs, mais on change tous les magistrats, on baisse le prix du pain et de la viande.

Rien ne résiste à ces milliers d’hommes qui dans tout le royaume sont poussés par « une grande peur », une soif de vengeance et de révolte. Et qui, parce qu’ils ont pillé les arsenaux, disposent de dizaines de milliers de fusils : en six mois, quatre cent mille armes seront passées aux mains du peuple :

« Cet amour des armes est une épidémie du moment qu’il faut, écrit un bourgeois breton, laisser s’atténuer. On veut croire aux brigands et aux ennemis et il n’y a ni l’un ni l’autre. »

 

Mais c’est le temps des soupçons.

À Paris, à chaque pas dans la rue, « il faut décliner son nom, déclarer sa profession, sa demeure et son vœu… On ne peut plus entrer dans Paris ou en sortir sans être suspect de trahison ».

C’est le temps des violences et des vengeances. Meuniers et marchands de grain sont pendus, décapités, massacrés.

Des patriotes, des hommes imprégnés de l’esprit des Lumières, s’inquiètent.

 

Jacques Pierre Brissot, qui fut enfermé deux mois à la Bastille en 1784 pour avoir écrit un pamphlet contre la reine, puis qui a gagné les États-Unis en 1788 pour voir fonctionner un régime républicain et qui lance un journal, Le Patriote français, écrit en août 1789 :

« Il existe une insubordination générale dans les provinces, parce qu’elles ne sentent plus le frein du pouvoir exécutif. Quels en étaient les ressorts ? Les intendants, les tribunaux, les soldats. Les intendants ont disparu, les tribunaux sont muets, les soldats sont contre le pouvoir exécutif et pour le peuple. La liberté n’est pas un aliment que tous les estomacs puissent digérer sans préparation. »

 

Mirabeau, dans Le Courrier de Provence, ne peut admettre comme certains le murmurent que « le despotisme valait mieux que l’anarchie ».

C’est là, dit-il, un « principe faux, extravagant, détestable ».

Mais il ajoute :

« Qui ne le sait pas ? Le passage du mal au bien est souvent plus terrible que le mal lui-même. L’insubordination du peuple entraîne des excès affreux, en voulant adoucir ses maux il les augmente ; en refusant de payer il s’appauvrit ; en suspendant ses travaux il prépare une nouvelle famine. Tout cela est vrai, trivial même. »

 

Mais certains membres de l’Assemblée nationale sont amers, hostiles, pessimistes pour l’avenir de la nation.

L’un dit qu’on vit depuis le 14 juillet sous le règne de la terreur.

Un autre s’exclame : « Il n’y a plus de liberté, même dans l’Assemblée nationale… La France se tait devant trente factieux. L’Assemblée devient entre leurs mains un instrument passif qu’ils font servir à l’exécution de leurs projets.

« Si on ne bâtit promptement une Constitution, cette nation aimable, ce peuple sensible et loyal, deviendra une horde de cannibales jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un vil troupeau d’esclaves. »

 

Mais comment résister à ces hommes dont certains, assure-t-on, sont « animés » par une fureur qui surpasse celle des « Iroquois » ?

Ils s’emparent le 28 juillet de Foulon de Doué, qui a soixante-quatorze ans. Les paysans l’ont débusqué, caché dans le fond d’une glacière, dans un château à Viry. On lui a mis une botte de foin sur la tête – n’a-t-il pas dit que le peuple s’il manquait de pain devrait manger de l’herbe ? –, un collier de chardons au cou et de l’herbe plein la bouche.

On a arrêté son gendre, l’intendant Bertier de Sauvigny. On les a, l’un puis l’autre, conduits à l’Hôtel de Ville.

Bailly et La Fayette ont supplié, pour que le jugement de Foulon soit régulier, qu’on l’enferme dans la prison de l’Abbaye.

Un homme, « bien vêtu », s’écrie : « Qu’est-il besoin de jugement pour un homme jugé depuis trente ans ? »

Le peuple hurle : « Point d’Abbaye, pendu, pendu, qu’il descende. »

On l’arrache à la milice bourgeoise, on le pend, la corde casse, on le pend de nouveau, puis on tranche sa tête, on la plante au sommet d’une pique.

Bertier est massacré alors qu’il est à terre. Sa tête et son cœur sont portés à l’Hôtel de Ville, et présentés à La Fayette qui, en signe de protestation et de dégoût, démissionne, mais que les « électeurs » supplient de rester à la tête de la milice bourgeoise.

Puis on rapporte le cœur et la tête au Palais-Royal. Et on fait s’embrasser les deux têtes ensanglantées, celle du beau-père et celle du gendre.

 

« Je me promène un peu sous les arcades du Palais-Royal, en attendant ma voiture », raconte l’Américain Morris qui vient de « prendre un dîner pour trois. Le prix du dîner est de quarante-huit francs, café et tout compris.

« Tout à coup on amène en triomphe la tête et le corps de Monsieur Foulon, la tête sur une pique, et le corps nu traîné par terre. Cette horrible exhibition est ensuite promenée à travers les différentes rues. Son crime est d’avoir accepté une place dans le ministère. Ces restes mutilés d’un vieillard de soixante et dix ans sont montrés à son gendre, Bertier, intendant de Paris, qui est lui-même et tué et coupé en morceaux. La populace promène ces débris informes avec une joie sauvage. Grand Dieu ! Quel peuple ! »

 

À Versailles, Louis et Marie-Antoinette apprennent, glacés, ces assassinats.

Que peuvent-ils devant cette vague de violence, de vengeance, de révolte, mêlée d’espoir, qui déferle ?

Même un journaliste royaliste comme Rivarol semble s’incliner devant la fatalité quand il écrit, dans son Journal politique et national :

« Que répondre à un peuple armé qui vous dit : “Je suis le maître” ?

« Quand on a déplacé les pouvoirs ils tombent nécessairement dans les dernières classes de la société puisque, au fond, c’est là que réside dans toute sa plénitude la puissance exécutive. Tel est aujourd’hui l’état de la France… »

 

D’autres s’indignent de ces commentaires. Et Barnave, le député du Dauphiné, lance :

« On veut nous attendrir, Messieurs, en faveur du sang répandu à Paris, ce sang était-il donc si pur ? »

Un journaliste patriote, Loustalot, va dans le même sens, quand il écrit dans Les Révolutions de Paris :

« Je sens ô mes concitoyens combien ces scènes révoltantes affligent votre âme. Comme vous j’en suis pénétré, mais songez combien il est ignominieux de vivre et d’être esclave. »

Et Gracchus Babeuf, qui est commissaire à terriers et qui a pu ainsi connaître l’état des privilèges, fait porter dans une lettre qu’il écrit à sa femme, à la fin de juillet, la responsabilité de cette justice cruelle rendue par le peuple aux « Maîtres ».

Ils ont usé des « supplices de tous genres : l’écartèlement, la roue, les bûchers, le fouet, les gibets, les bourreaux multipliés partout nous ont fait de si mauvaises mœurs !

« Les maîtres au lieu de nous policer nous ont rendus barbares parce qu’ils le sont eux-mêmes.

« Ils récoltent et récolteront ce qu’ils ont semé car tout cela, ma pauvre petite femme, aura des suites terribles : nous ne sommes qu’au début. »

Le Peuple et le Roi
titlepage.xhtml
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_000.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_001.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_002.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_003.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_004.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_005.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_006.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_007.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_008.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_009.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_010.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_011.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_012.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_013.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_014.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_015.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_016.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_017.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_018.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_019.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_020.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_021.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_022.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_023.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_024.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_025.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_026.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_027.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_028.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_029.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_030.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_031.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_032.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_033.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_034.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_035.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_036.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_037.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_038.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_039.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_040.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_041.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_042.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_043.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_044.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_045.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_046.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_047.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_048.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_049.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_050.htm
Gallo,Max-Revolution francaise 1(2009).French.Ebook_split_051.htm